TURQUIE – Le harem de toutes les discordes
En mettant en scène les amours de Soliman le Magnifique, Muhtesem Yüzyil s’est attirée les foudres des milieux conservateurs et nationalistes turcs. On ne badine pas avec les origines de la nation !
"Je proteste contre les scènes gratuites et non conformes à la réalité que comporte la série Muhtesem Yüzyil.
Ce programme trahit notre histoire, insulte à la fois nos ancêtres et
l’Etat ottoman, et désinforme le public. S’il vous plaît, bannissez-le
des ondes avant qu’il n’ait rempli son objectif." Des messages de ce
genre, le RTÜK, l’équivalent turc du CSA français, en a reçu une
avalanche en l’espace de quatre semaines, rapporte le quotidien
stambouliote Today’s Zaman.
Du jamais vu dans l’histoire de l’institution, habituée à traiter 10
000 plaintes par mois en moyenne. Soixante-quinze mille téléspectateurs
l’ont saisie en décembre pour dénoncer la diffusion, sur la chaîne
privée Show TV, de Muhtesem Yüzyil
– littéralement, "le siècle magnifique" – une série consacrée à la vie
de Soliman le Magnifique, ce sultan législateur (1494-1566) qui fit de
l’Empire ottoman une puissance mondiale.Fait rare, cette vague de protestation a précédé la diffusion du premier épisode, le 5 janvier. Il a suffi que Show TV lance ses bandes annonces, le 11 décembre, pour que la polémique enfle et prospère. L’objet du courroux ? Outre des inexactitudes historiques, Muhtesem Yüzyil s’est vu reprocher de concentrer une bonne part de son intrigue dans le harem du sultan, où favorites et concubines complotent et manigancent pour conquérir les faveurs de Soliman. La série a été accusée de véhiculer une vision très occidentalisée du harem, prison dorée pour belles oisives, soumises corps et âmes au bon plaisir du souverain. Même les membres de la famille ottomane sont montés au créneau : "Je ne comprends pas pourquoi le harem évoque toujours, dans l’esprit des gens, l’image de femmes esclaves, ni pourquoi harem égale sexualité", s’est indigné, dans Hürriyet, Sehzade Abdulhamid Kayhan Osmanoglu, un lointain descendant du sultan Abdülhamid II (1876-1909).
Le scénariste Meral Okay a bien tenté de riposter : "Cette série est une fiction, pas un film documentaire. Les enfants des sultans ne naissaient pas dans les roses ; ils avaient une vie sexuelle comme tout le monde. " Mais la polémique avait déjà gagné le Parti de la Justice et du Développement au pouvoir (AKP, islamiste modéré), dont plusieurs membres ont demandé l’interdiction du programme jugé trop racoleur. La presse turque, elle, multipliait les controverses historiques. N’y avait-il que des étrangères dans le harem de Soliman ? Que des esclaves ? Etait-il vrai que le sultan lançait un mouchoir à celle qui aurait le privilège de partager sa couche ?
"Un sultan qui montre des sentiments ? Le chef de l’Empire ottoman qui tombe amoureux ? C’est quelque chose qui n’avait jamais été vu en Turquie", souligne Orhan Tekelioglu dans une tribune publiée le 17 février par la Frankfurter allgemeine Zeitung (article payant). Professeur en sciences de la communication à l’université Bahcesehir d’Istanbul, critique culturel réputé, il tente de comprendre l’ampleur de la polémique suscitée. Un tel débat "aurait-il pu avoir lieu dans la Turquie des années 1930 ?", interroge-t-il. "Certainement pas. A l’époque, l’historiographie faisait totalement abstraction de l’Empire ottoman, pour mieux définir l’identité turque au sens géographiquement restreint du terme. L’Empire n’avait aucune pertinence, étant donné que l’on partait du principe que la culture et la civilisation turques s’étaient développées de pair en Asie centrale depuis le territoire de l'actuelle Turquie. C’est la raison pour laquelle, depuis la fondation de la République [en 1923], il est impossible de s’accorder sur les racines de la nation turque." Passer outre l’Empire, c’est en effet négliger tous les phénomènes de brassages et de métissages qui ont eu lieu. "Si l’on accepte la représentation [que fait la série] d’un sultan humain, avec ses bons et ses mauvais côtés, ses amours et ses faiblesses, ainsi que l’idée qu’aucune mère de sultan n’était turque, à qui appartient alors l’Empire ottoman ? Qui sont les descendants ?" Que Hurrem Sultana, la femme la plus puissante de l’Empire, l’épouse préférée de Soliman, était été la fille d’un prêtre orthodoxe de Russie, voilà ce que certains conservateurs ou nationalistes turcs préfèreraient aujourd'hui oublier.
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